Le culte secret des disques de library music : mystères et passions vinyles
Sur les étagères des diggers et dans les coffres poussiéreux des collectionneurs, on trouve des vinyles intrigants, à la pochette énigmatique, sur lesquels on lit parfois “KPM”, “De Wolfe” ou “Sonoton”. Ces disques de library music, conçus à l’origine pour illustrer films, émissions télé ou pubs des années 60 à 80, sont aujourd’hui les objets d’un véritable culte secret. Longtemps ignorés du grand public, ils fascinent autant par la variété de leur contenu musical que par leur impact sur la culture musicale moderne, du hip-hop à l’électronica. Pourquoi ces pressages confidentiels, parfois tirés à moins de 200 exemplaires, s’arrachent-ils aujourd’hui à plus de 1000 euros ? Plongée dans l’un des phénomènes les plus fascinants du monde vinyle.
Une histoire discrète mais essentielle à la pop culture
La library music, c’est d’abord une industrie de l’ombre : née après-guerre, elle répond au besoin croissant d’illustrations sonores pour le cinéma, les émissions télé, ou les films institutionnels. À partir de 1950, des labels européens comme Chappell, SPM, ou Tele Music enregistrent à la chaîne des musiques anonymes, d’abord sur bande puis en vinyle. Si la production explose en volume dans les années 70 – la firme KPM, à elle seule, éditera plus de 400 albums entre 1956 et 1980 –, peu de ces disques dépassent les frontières pro : ils ne sont pas vendus au public, mais envoyés directement aux studios TV et radios en quelques centaines d’exemplaires. Cette rareté attise la passion aujourd’hui, tout comme leur aspect de fossile d’une pop culture cachée : on peut y entendre les sons qui ont servi de base à des génériques, pubs, ou jingles qui ont bercé l’enfance de millions d’Européens.
Des samples mythiques pour le hip-hop et l’électro
La revanche des disques de library music commence dans les années 90, lorsqu’une génération de beatmakers et d’amateurs de breaks (notamment dans le hip-hop et l’electrofunk) découvre l’incroyable réserve de grooves, riffs et textures à sampler dans ces albums. Le producteur Madlib, par exemple, cite la série “Impressions” de KPM ou les albums de Keith Mansfield comme l’une de ses principales sources d’inspiration. Le classique “Funky Fanfare” d’Alan Hawkshaw, pressé pour la première fois en 1968 et destiné à illustrer de vulgaires magnétiques d’entreprises, a été samplé des dizaines de fois (plus de 150 apparitions, d’après WhoSampled), de Jaylib à Danger Mouse. Certaines galettes, telles que “Psychedelic Portrait” de Jean-Pierre Decerf (MP 307, 1973), atteignent des sommets délirants en cotation, passant de 20€ dans les années 2000 à plus de 1200€ aujourd’hui sur Discogs, avec moins de 200 exemplaires encore recensés en circulation.
Une esthétique unique : de l’objet aux pochettes cultes
Au-delà du son, le culte des disques de library music se manifeste dans la chasse à l’objet rare et à la pochette iconique. Les graphismes minimalistes, les logos verts légendaires de KPM ou les jaquettes abstraites de Sonoton font le bonheur des collectionneurs. Certains disques – “Electrosonic” d’Eric Peters (Sonoton SON 115, 1972) ou le “Space Drive” de Janko Nilovic (Montparnasse 2000) – sont autant recherchés pour leur artwork que pour leurs grooves psychédéliques ou cinématiques. Le format vinyle sublime ces détails, procurant une expérience sensorielle totale : sentir le carton d’une pochette ouvrante jamais destinée au commerce, tendre l’oreille aux pops et crépitements d’une édition millésimée, feuilleter les catalogues confidentiels pour dénicher la galette parfaite… Tous ces gestes créent une écoute active, loin de la consommation rapide du streaming.
Influences souterraines et rééditions attendues
Bien que longtemps confinés à une poignée d’initiés, ces albums n’ont jamais cessé d’irriguer la musique contemporaine. Le compositeur Jean-Claude Vannier, figure de Tele Music, a influencé des artistes aussi variés que Beck ou Air. Quant à Brian Bennett, célèbre batteur de The Shadows et pilier du catalogue KPM, on retrouve sa patte rythmique jusqu’au générique mythique de “Grandstand” sur la BBC. Ce n’est que récemment que labels spécialisés comme Be With Records ou Les Giants, en Angleterre et en France, entreprennent de ressortir en tirages limités – souvent 500 exemplaires – les trésors du genre. Ces rééditions, attendues comme le Graal par les amateurs, voient leurs stocks écoulés en quelques heures à leur sortie sur Bandcamp ou chez les disquaires spécialisés.
Des chiffres révélateurs : une explosion du marché
Le marché du vinyle “library” connaît une flambée impressionnante : en 2019, Discogs recensait à peine 15 000 ventes annuelles de pressages library, contre plus de 41 000 en 2023, soit une hausse de +170% en 4 ans. Le nombre de collectionneurs actifs spécialisés aurait bondi de 300 à 1800 selon VinylHub, avec des prix records : l’album “Rhythms For Dancing” de Nino Nardini, tiré à 100 exemplaires en 1974, s’est vendu en avril 2023 à 2200€. Rarissime et précieuse, la library music s’érige ainsi en nouvel eldorado du vinyle, aux antipodes du mainstream.
Finalement, les disques de library music sont une invitation à explorer un pan secret et inépuisable de la galaxie vinyle : entre rareté, puissance évocatrice, pochette intrigante et héritage sonore, ils incarnent l’essence même de la collection passionnée. Pour s’initier, pourquoi ne pas partir à la recherche du mythique “Sounds Of Science” de Roger Roger (Musique Pour L’Image MPL 115, 1970) ? Une plongée dans l’inconnu, promesse d’heures d’écoute active, oreille et cœur grands ouverts…







