78 Tours de Jazz : La Renaissance des Raretés chez les Collectionneurs
Des craquements feutrés d’une platine vinyle aux pochettes sépia dignes d’un musée, les 78 tours de jazz rares font un retour inattendu sur les platines et dans les collections averties. Ces galettes épaisses de 25 ou 30 cm, témoins d’une ère où le jazz écrivait ses lettres de noblesse, attisent aujourd’hui la ferveur grandissante de collectionneurs en quête de sonorités pures, d’histoires cachées et de trésors oubliés. Bien au-delà de la simple nostalgie, ce sont des fragments vivants de l’histoire musicale du XXe siècle que l’on manipule, écoute et collectionne avec respect et passion.
Un marché en pleine ébullition : chiffres et tendances
Le marché du 78 tours connaît une véritable renaissance depuis une dizaine d’années. Si les ventes mondiales de vinyles standards (33 et 45 tours) ont dépassé les 41 millions d’exemplaires rien qu’en 2022, la niche du 78 tours de jazz a vu sa valeur exploser : certains disques rares s’envolent à plus de 5 000 euros lors d’enchères spécialisées. Sur Discogs, la principale plateforme de références pour collectionneurs, près de 32 000 références de 78 tours de jazz sont cataloguées. Parmi les plus convoitées, les pressages de petits labels indépendants de l’entre-deux-guerres ou les éditions limitées de labels comme Bluebird, Commodore ou Black & White, peuvent multiplier leur cote par dix en moins d’une décennie. Le National Jazz Museum de Harlem estime que sur les quelque 1,25 million de 78 tours produits aux États-Unis entre 1917 et 1959, moins de 10% subsisteraient aujourd’hui.
Des artistes underground redécouverts grâce aux collectionneurs
Loin de se focaliser uniquement sur les têtes d’affiche comme Louis Armstrong ou Duke Ellington, les amateurs de 78 tours traquent les œuvres oubliées d’artistes dits secondaires mais ô combien influents. Par exemple, les gravures de James P. Johnson, “le père du stride piano”, sont recherchées dans le monde entier — un exemplaire original de son mythique “Carolina Shout”, enregistré chez Okeh en 1921, peut facilement atteindre 2 000 euros aujourd’hui. Autre figure discrète mais essentielle : Lee Morse, chanteuse à la voix de cristal, dont les pressages originaux chez Perfect Records sont devenus introuvables. Joe Venuti, pionnier du violon jazz, ou encore Elmer Snowden et son “Dixieland Stomp”, enregistré sur un 78 tours Victor de 1926 aujourd’hui coté à plus de 800 euros, font partie de ce panthéon méconnu remis en lumière par la nouvelle génération de collectionneurs. Ces disques, souvent produits à quelques centaines d’exemplaires à l’époque, traversent les décennies avec le poids d’une histoire musicale parallèle à redécouvrir.
Le vinyle 78 tours : un objet d’écoute active et de patrimoine
Posséder et écouter un 78 tours de jazz, ce n’est pas simplement “lire” une chanson vintage. C’est s’offrir une expérience sensorielle où la chaleur analogique du son, limitée à 3-4 minutes par face et enrichie par ses aspérités, impose une écoute attentive, ritualisée. La texture du vinyle shellac, plus lourd et fragile que ses successeurs, offre un grain sonore inimitable, bien différent de la précision parfois froide des CD ou des fichiers numériques. Autour de cet objet, la pochette souvent illustrée à la main et les étiquettes d’époque agissent comme des capsules temporelles. Certains collectionneurs, comme Chris King (qui possède plus de 5 000 78 tours rares), vouent un véritable culte à l’objet, n’hésitant pas à restaurer les platines antiques adaptées à la vitesse mythique de 78 tours/minute, pour retrouver l’authenticité de l’écoute d’origine. Cette attention portée à la matérialité et au rituel séduit aujourd’hui de plus en plus de jeunes amateurs, séduits par la rareté, la beauté et l’histoire que renferment chaque disque.
Anatomie d’une rareté : critères et anecdotes de collection
Qu’est-ce qui fait d’un 78 tours de jazz une perle rare ? Plusieurs facteurs s’entrecroisent : tirage initial limité, état de conservation exceptionnel (moins de 15% des 78 tours ont survécu sans éclats ni rayures majeures), pressage original plutôt que réédition, et bien sûr l’importance historique ou la singularité artistique de l’œuvre. Certaines anecdotes affolent le marché : en 2018, un exemplaire original de “King Porter Stomp” par Fletcher Henderson, pressé en 1928 chez Vocalion, s’est arraché à 4 300 dollars lors d’une vente privée, alors qu’on ne connaissait que trois exemplaires en circulation. Plus fou encore, la maison de ventes Heritage Auctions a vu un 78 tours “Race Records” d’une artiste méconnue, Baby Seals, tripler sa mise de départ pour atteindre 7 800 dollars en raison d’un solo de cornet inédit. Cet engouement s’accompagne d’un revival sur les réseaux : hashtags #78rpm et #shellac parade sur Instagram, où s’échangent conseils d’entretien, trouvailles au fond de brocantes, et playlists thématiques mêlant Lester Young, Alberta Hunter et Jabbo Smith.
Au final, renouer avec les 78 tours de jazz rares, c’est saisir à pleines mains une partie vibrante et palpable du patrimoine musical mondial. Le souffle puissant d’un solo ou le swing énergique d’un ensemble prennent une couleur unique sur ces supports, à la fois objets de musée et compagnons intimes de passionnés. Pour une plongée intemporelle, pourquoi ne pas (re)découvrir “Don’t Leave Me Daddy” de Lee Morse, dans une écoute attentive à la lueur d’une lampe, telle une invitation à retrouver la magie de l’instant présent ?










