Les sound systems jamaïcains : Dubplate unique et rivalités sonores
Jamaïque, années 1950. Sur les places de Kingston, d’imposantes enceintes artisanales font vibrer la ville au rythme du ska puis du reggae. C’est là que naît la culture des sound systems, une tradition qui façonne la musique mondiale – mais plus encore, forge le culte des dubplates, ces vinyles uniques, jalousement conservés par quelques passionnés et DJ avisés. Ce phénomène underground a généré une quête obsessive de 45 tours exclusifs et déclenché une des plus belles compétitions musicales du XXe siècle. Laissez-vous transporter dans l’univers fascinant de ces sésames sonores !
Les sound systems : quand la rue devient dancefloor
Dans la Jamaïque post-coloniale des années 1950, plus de 200 sound systems coexistent à Kingston. À la tête de ces installations mobiles, des surnoms mythiques : Coxsone Dodd, Tom the Great Sebastian, ou encore King Edward. Leur mission ? Faire danser des foules de plusieurs milliers de personnes, faisant parfois craquer les trottoirs au gré des basses.
L’adage “who feels it knows it” prend ici toute sa dimension : posséder le meilleur son, le plus puissant, l’équipement de mix le plus performant, et surtout, les disques les plus rares devient un enjeu de prestige. Rapidement, l’importation de vinyles américains ne suffit plus ; il faut produire du contenu local, inventif, personnel. Le vinyle, avec sa pochette colorée (souvent sérigraphiée à la main) et sa physicalité, devient le support parfait pour véhiculer cette identité unique.
Le dubplate unique : la carte magique des sound systems
Un dubplate, dans le jargon jamaïcain, c’est avant tout un véritable objet de culte. Il s’agit d’un vinyle ou acétate gravé spécialement pour un seul sound system, contenant des versions inédites ou des “specials” où le chanteur cite le nom du DJ ou du crew. Plus de 15 000 dubplates uniques auraient été pressés entre 1970 et 1999, selon les estimations, et certains exemplaires n’ont été joués en public qu’une seule fois.
Des artistes tels que Johnny Osbourne, Tenor Saw ou encore Michael Prophet sont célèbres pour avoir enregistré des douzaines de dubplates personnalisés, parfois pour de petits sounds locaux peu connus. Certains collectionneurs estiment à plus de 5 000 dollars la valeur d’un dubplate original signé Augustus Pablo ou Linval Thompson, chefs d’œuvre jalousés lors des “dubplate sessions” dans les studios comme Channel One ou Tuff Gong.
Clash, exclusivité et joute sonore : la rivalité élevée au rang d’art
La compétition fait rage ! Dès les années 1970, les clashs – batailles de sound systems – rythment les nuits de Kingston. L’exclusivité d’un dubplate peut faire basculer tout un dance, provoquer l’euphorie de la foule ou signer la défaite d’un adversaire. Le mythique Killamanjaro Sound, maître du dubplate dans les années 1980, aurait possédé à son apogée plus de 800 dubplates exclusifs.
En 1994, lors du fameux clash “World Clash”, l’équipe de Stone Love dégaine un dubplate enregistré la veille même par le légendaire Yami Bolo – l’assistance explose, propulsant le crew vers la victoire. Parfois, ces disques sont accompagnés de messages assassin adressés à l’adversaire, transformant le vinyle en arme suprême. Le culte de l’originalité prévaut : aucun autre format n’égale ce frisson d’un dubplate vinyle, tant pour le selector que pour l’auditeur.
Culture vinyle et collection : le graal du digger
Posséder un dubplate unique, c’est détenir un bout d’histoire. Sur le marché global du vinyle de collection, les acétates originaux – souvent marqués, rayés et ornés d’annotations manuscrites – se négocient à prix d’or. Selon le magazine “Dubwise”, le plus vieux dubplate complet recensé daterait de 1957 (un pressing privé du duo The Blues Busters). Plusieurs boutiques de Kingston à Londres et Tokyo se sont spécialisées dans la chasse à ces artefacts, stimulant une économie parallèle estimée à 2 millions de dollars annuels au début des années 2010.
Écouter un dubplate sur vinyle, c’est l’assurance d’une écoute profonde, avec toutes les imperfections du pressage, les craquements vivants qui offrent une authenticité inimitable. C’est aussi savourer l’objet lui-même : l’artisanat des pochettes, l’écriture à la main, le souffle de l’histoire. Nombre de DJs contemporains, de Channel One (UK) à King Shiloh (NL), continuent de valoriser cette tradition, refusant les mp3 pour n’utiliser que le vinyle en clash ou en session.
Un héritage vivant, à l’ère de la dématérialisation
Si le dubplate a influencé toute la sphère des musiques électroniques (jungle, drum & bass, bass music), le vinyle reste aujourd’hui le support ultime pour rendre hommage à cette culture. Le toucher, la chaleur du sillon, la magie de la pièce unique n’ont jamais été égalés par le format digital. Alors, pour prolonger l’expérience, pourquoi ne pas découvrir des pressages limités comme le “Dub Conference Vol.1” de Roots Radics? Chaque écoute vous connectera à cette tradition où le disque est bien plus qu’un simple support : un sésame, un symbole, un trésor à chérir.







