Pourquoi certains labels boudent encore le vinyle
Le vinyle a, contre toute attente, retrouvé ses lettres de noblesse depuis une quinzaine d’années. Porté par une génération pour qui l’objet, la pochette artistique et l’écoute attentive pèsent autant que le son authentique, ses ventes mondiales ont franchi les 43 millions d’exemplaires en 2023, dépassant, pour la première fois depuis 1987, les ventes de CD dans plusieurs pays. Pourtant, alors que certains labels indépendants comme Sacred Bones ou Ninja Tune surfent sur la vague noire avec passion, d’autres maisons persistent à ignorer ce format pourtant plébiscité par les mélomanes. Pourquoi ce désamour ? Plongée dans les coulisses d’une industrie complexe, loin des clichés superficiels.
Les contraintes économiques : une mise en production risquée
Pressage, stockage, distribution : produire un vinyle en 2024 coûte cher. Les chiffres sont éloquents : le prix moyen de fabrication d’un LP (12 pouces) avoisine les 5 à 8 € l’unité pour un tirage de 300 exemplaires, et peut grimper avec les éditions limitées, les vinyles colorés ou les doubles albums. À l’opposé, un CD coûte à peine 1 € pièce, et un album dématérialisé virtuel… rien, ou presque.
Les petites structures, comme le label lillois Carton Records, expliquaient déjà en 2022 que le retour sur investissement du vinyle restait incertain : “Un album écoulé à 250 LP ne couvre pas toujours l’avance de fabrication, encore moins la promotion.” Si l’on sait que plus de 20 % des vinyles pressés ne se vendent jamais, l’opération peut vite tourner au gouffre financier, notamment pour les genres de niche (ambient, drone, spoken word) publiés par des labels comme Shelter Press. Certains, confrontés à la saturation des usines et au risque d’invendus, préfèrent donc s’abstenir.
La saturation des usines : l’attente interminable
Les temps de fabrication se sont considérablement allongés. Selon une enquête du média The Vinyl Factory, le délai moyen pour une commande de 300 à 500 exemplaires atteint aujourd’hui 6 à 9 mois dans la plupart des pressages européens – une éternité pour un jeune artiste ou un label désireux de capitaliser sur un coup de cœur. Le label français La Souterraine révélait en 2023 que plus d’un tiers de ses sorties devait être repoussées faute de place sur les chaînes de production. Résultat : un décalage déstabilisant entre le tempo effréné de la promotion numérique et la lenteur du marché vinyle, qui en laisse plus d’un sur le carreau.
Droit, distribution et logistique : un défi pour l’indé
Le vinyle exige des tracasseries supplémentaires : négocier les droits de reproduction mécanique, gérer les retours parfois imposés par certains distributeurs, prévoir des expéditions lourdes et coûteuses. Les marges se réduisent quand on sait que près de 40 % du prix d’un LP part en frais d’expédition, manutention et intermédiaires selon la FEPI (Fédération Européenne des Producteurs Indépendants). Certains genres, comme l’électro expérimentale, trouvent plus d’écho sur Bandcamp que dans les bacs, ce qui conforte des labels comme Objects Ltd (UK) à rester uniquement numériques, tout en offrant parfois quelques cassettes collector – bien moins onéreuses à produire.
L’écologie pointe le doigt : vinyle et impact environnemental
Fabriqué à partir de PVC, le vinyle est accusé d’un lourd impact écologique. Un rapport du GVL (Allemagne, 2022) pointe que chaque disque affiche une empreinte carbone d’environ 0,5 kg de CO2, due principalement à la pétrochimie et au transport. À l’heure où le public devient de plus en plus sensible à l’écologie, certains labels, à l’instar d’InFiné (France), privilégient les supports plus verts ou revendiquent une démarche low-impact jusqu’aux pochettes.
Cependant, le débat fait rage : de nombreux amateurs et collectionneurs soutiennent que le vinyle, bien entretenu, dure plusieurs générations et incarne une certaine “durabilité culturelle” par opposition à l’obsolescence rapide du digital et du streaming. Tout dépend donc de la philosophie du label… et de son public.
Culture, image et choix artistiques : entre volonté et dogme
Certains labels, notamment dans les scènes électroniques underground ou le rap expérimental, revendiquent une esthétique 100 % numérique pour souligner leur modernité. Des structures comme Dreams Noize (Berlin) refusent le vinyle par posture, prônant la dématérialisation comme manifeste artistique. À l’inverse, des labels techno comme Tresor privilégient la galette noire pour ses qualités d’écoute active et l’objet iconique qu’elle représente. Le vinyle, avec sa pochette 30×30 cm, offre un espace d’expression inégalé – pensons au travail graphique de William Basinski ou à la puissance minimaliste du label Shelter Press. Pour certains, le physical est indispensable ; pour d’autres, une page déjà tournée.
Le vinyle n’a donc jamais perdu son pouvoir de fascination, ni cessé de faire débat. Si la majorité des foyers français n’en possèdent même pas un tourne-disque (moins de 15 % selon l’IFPI 2023), l’objet continue de séduire collectionneurs et passionnés. Vous cherchez une perle oubliée ? Plongez dans l’écoute attentive de “The Disintegration Loops” de William Basinski – un disque qui prend tout son sens sur sillon. Entre contraintes et enchantement, le vinyle reste plus que jamais affaire de choix… et de passion.







