Les disques flexi en URSS : recycler la musique sur des radios oubliées
Imaginez écouter le dernier tube underground sur un support fait d’anciennes radios ou de radiographies médicales. En URSS, les passionnés de vinyle n’avaient pas accès librement à la production musicale occidentale. Face à la censure, l’ingéniosité a pris le dessus : des millions de disques flexi artisanaux, gravés sur des matériaux recyclés, ont circulé clandestinement. Plongeons dans l’histoire incroyable des “roentgenizdat”, ces vinyles fantômes qui ont transcendé l’interdit en mêlant musique, résistance et objets du quotidien.
Quand la musique interdit invente ses propres sillons
Dans l’Union soviétique des années 1940 à 1960, la musique populaire occidentale était strictement contrôlée, voire prohibée. Les passionnés, loin de baisser les bras, se sont mis à graver des copies illégales de chansons sur des matériaux translucides récupérés, notamment les films radiographiques issus d’anciens examens médicaux ou de la récupération de coques de postes de radio usagés. Fabriqués souvent la nuit, dans des appartements enfumés, ces disques souples – appelés aussi “bones records” ou “music on ribs” (“музыка на костях”) – mesuraient typiquement 7 pouces. Selon les estimations, il s’en est produit entre 900 000 et 1,8 million rien qu’à Moscou entre 1950 et 1965 ! À titre de comparaison, les presses d’État, légalement autorisées, n’ont jamais atteint ce volume sous le régime de Staline.
Flexi-disques et “musique sur os” : une esthétique unique de la résistance
Faute de matériaux nobles, les ingénieurs autodidactes soviétiques se servaient de ce qu’ils trouvaient. Les radiographies usagées, épaisses de 0,2 à 0,3 millimètres, pouvaient accueillir jusqu’à trois minutes de musique sur un côté. Ces supports flexibles coûtaient à peine 1 à 1,5 roubles à produire, soit seulement un tiers du prix d’un vinyle officiel pressé ! Chaque disque portait de façon spectrale les traces de la radio : fémurs, crânes, colonnes vertébrales, et même parfois des notes manuscrites griffonnées au stylo. Beaucoup d’artistes, à l’image de Boris Grebenshchikov (Akvarium) ou de la mystérieuse Alla Pugacheva, ont ainsi vu leurs chansons voyager au risque de plusieurs années de prison pour les pirates.
Un phénomène culturel et musical sans frontières
La créativité des “roentgenizdat” a permis à toute une génération de s’initier au jazz (notons l’admiration portée à Leonid Utyosov, pionnier du genre russe), au rock psychédélique ou à la guitare tzigane jusqu’alors proscrite. On estime que 60% de la musique importée en URSS entre 1955 et 1965 a circulé sous forme de flexi sur radiographies, soit plus de 20 millions de chansons différentes. Ces disques étaient revendus à la sauvette, sur les marchés ou en cachette, à plus de 2 roubles l’unité, une fortune pour l’époque. Outre les stars occidentales “déjà connues” telles que The Tornados ou Cliff Richard, ce sont surtout des artistes obscurs de la scène jazz européenne ou des groupes pop des pays baltes comme Omega (Hongrie) qui ont bénéficié de cette circulation alternative.
Écouter, collectionner et célébrer des objets de liberté
Au-delà de l’aspect sonore, écouter un disque flexi sur une vieille radiographie transcendait la simple écoute. Ces vinyles racontaient aussi visuellement une histoire, chaque pièce étant unique, du motif osseux à la calligraphie du titre. Malgré leur fragilité – la durée de vie d’un flexi ne dépassait pas cinquante lectures – ces disques nomades étaient précieusement conservés, échangés, voire cachés derrière des double fonds de meubles. Pour de nombreux collectionneurs actuels, posséder un “bone record” équivaut à détenir un morceau d’histoire réfractaire, dans une ère où le retour du vinyle valorise à nouveau l’objet, sa pochette, et la magie d’une écoute active à la maison.
L’héritage sonore des flexis russes dans le monde vinyle
De Budapest à Vladivostok, les flexi-disques incarnent aujourd’hui la vitalité d’une époque qui refusait le silence imposé. Certains DJs new-yorkais ou berlinois comme Paula Temple ou le collectif Wunderblock échantillonnent désormais ces artefacts pour créer des textures inédites dans leurs beats. Signe des temps : en 2017, une compilation “X-Ray Audio : The Strange Story of Soviet Music on the Bone” rassemblait pour la première fois 14 morceaux issus de vrais flexis russes, redonnant une voix à ces témoins “fragiles” mais éternels. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : on estime que seulement 5 à 10% des disques gravés sur radios et radioscopies ont survécu à l’usure – soit à peine 200 000 exemplaires encore identifiables, collectionnés dans le monde entier.
À l’âge du streaming, les fans de vinyles recherchent toujours ce supplément d’âme apporté par l’objet, ses aspérités, et l’écoute ritualisée. Si la curiosité vous pique, plongez dans l’album “Radio Africa” (1988) du groupe russe Aquarium, l’héritier spirituel de ces pionniers du son clandestin. Car le vrai trésor du vinyle, qu’il soit gravé sur un os ou couché sur cire, c’est sa capacité à faire vivre la musique, contre vents et marées, à travers chaque sillon.







